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L'ethnicisassions de l’initiative politique partisane au cameroun par Ange Bergson Lendja Ngnemzue

 De même, le domaine du politique se confond progressive­ment avec celui de la survie, les contraintes du ventre gouvernant et dédoublant chaque jour davantage l’action de la solidarité et de la moralisation publiques. L’adaptabilité du marché gouvernant aux formes toujours plus savantes de protestation et de mobilisation des forces contestataires, qui fait corps avec son incapacité à répondre efficacement aux déficits de la moralité publique et à la montée vertigineuse de la précarité, révèle paradoxalement comment le retour de l’État s’assimile à une tentative de légitimation d’un ordre sécuritaire. 


Le président qui se présente comme celui qui va protéger le Cameroun du « chaos » mobilise le répertoire d’un retour, qui n’est pas que symbolique, à l’État‑démiurge. 


Ce retour peut prendre le chemin de l’ethnicisation de la cooptation des élites et des clients politiques, lesquels s’adaptent savamment à la politique du ventre. La persistance, entretenue par la société et l’État, d’un imaginaire de l’État comme « gisement alimentaire » (Mbembé, 1988 : 153‑177) joue en faveur de la consolidation du modèle néopatrimonial hérité d’Ahidjo, où l’entrée d’un travailleur dans la bureaucratie d’État est perçue comme le signe d’un partage du « gâteau national ». 


Dans ce contexte de politisation du travail, la représentation populaire de l’État en dépouille à décapiter joue de manière ambivalente en temps de crise économique. Elle est à la fois un atout et une pesanteur pour le marché gouvernant. Comme atout, elle permet à celui‑ci de l’instrumentaliser comme criterium de recomposition et de reclassement de la clientèle politique. Dans cette transaction, priorité est donnée aux frères et aux alliés sûrs qui peuvent en toutes circonstances faire allégeance et produire des effets de relais sur les indécis et les « opposants » au système. Cette « fraternité » peut se construire autour des ressorts syndicaux, religieux ou professionnels, mais c’est très souvent à partir du giron tribal qu’il déploie sa toile. Comme pesanteur, cette ethnicisation astreint les détenteurs de l’hégémonie à « penser d’abord aux frères » (ressortissants d’une même ethnie, d’un même clan), et de ne « s’ouvrir » aux autres groupes ethniques ou sociaux qu’en fonction de l’abondance des ressources ou des enjeux divers.


 Le refus de cette règle du « partage » est très souvent pour ces agents hégémoniques eux‑mêmes la mort par sorcellerie (Geschiere, 1995). La charge symbolique de ces pratiques joue donc comme mécanisme de nivellement et de dictature par le bas autant qu’il sert, en temps de crise, de norme de redistribution des ressources et d’instrument de renouvellement de la clientèle. Ainsi, pour se ga­rantir une posture favorable et se maintenir en vie, les entrepreneurs hégémoniques se seraient résolus à « se protéger des leurs en leur assurant la redistribution, et se protègent des "anti‑parents" en leur bloquant l’accès aux ressources qui, parce qu’elles sont rares, ne peuvent pas être partagées à l’infini » (Mbembé, 1988 : 159 ; Berry, 1985). Cette option peut aiguiser des appétits de pouvoir à l’intérieur même des cercles concentriques les plus proches du chef de l’État. Au Cameroun, elle a en tout cas fini par jouer des tours au président Biya, récemment « victime » d’une tentative de renver­sement par ses « frères », membres éminents de son gouvernement, qui auraient constitué un groupe dit du « G11 », dont le but était manifestement d’empêcher, par voie constitutionnelle ou autrement, le maintien au pouvoir du président au terme de son septennat, en 2011. Depuis, Biya a « sécurisé » ses arrières en les faisant incarcérer pour motifs officiels de détournements de fonds publics, et en procédant à un amendement constitutionnel qui le rend rééligible en 2011.


 Au‑delà, il montre, du haut de ses 76 ans, combien le désir d’immortalité ou tout au moins de pérennité est prégnant dans son imaginaire. Finalement, on voit bien que, même en contexte de désacralisation de son autorité et de sa fonction, Biya (ré)intègre et reproduit l’imagination politique du système qui l’a produit : dompter la mort, en déniant l’usure et la marque du temps, la vieillesse. Vivre du pouvoir c’est domestiquer la mort, durer et saturer l’horizon de ceux qui sont faits pour la mort, sont des êtres‑matière‑à‑la‑mort qui regardent et subissent, par‑delà les générations, le vertige d’une domination personnifiée, identique et éternelle. Plus prosaïquement, la pensée populaire camerounaise associe l’actuelle opération « Épervier », qui traque les corrompus de la république, à une campagne d’épuration à tête chercheuse, qui viserait surtout à solder le compte de ce réseau qui voulait « la mort du président », pour les mêmes raisons liées à l’État néopatrimo­nial : celles d’une « mystique » de la domination fondée sur la privatisation de l’État, la chosification de la société et l’éternité de son chef. Au‑delà de cette « dérive » du système, quels sont les enjeux de l’ethnicisation du politique par temps de crise hégémonique du modèle néopatrimonial ?


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Il faut dire d’emblée que le rapport tribu/État s’écrit originellement et organiquement en mode conflictuel. On peut même prétendre que l’État s’est construit contre la logique tribale d’où il est vécu comme « la chose des Blancs » (Dimi, 1995). L’échec du projet d’encerclement de la tribu par l’État est aussi celui d’une praxis aliénante qui commande la marche du pouvoir d’importation vers l’ordre indigène. 


Cet échec conduit aujourd’hui à une situation de superposition État/tribu où « tout se passe comme s’il y avait autonomie dans l’autonomie » (Dimi, ibid. : 142). Dans le projet de la formation d’un État africain véritable, il serait donc utile, selon l’auteur, de promouvoir une dialectique de la restauration adaptée du « vieux fond moral » de la tribu. Ce choix stratégique pèserait cependant d’un poids immense dans la géopolitique de l’équilibre national. Surtout lorsqu’on sait que, dans le cas du Cameroun, on a affaire à une mosaïque de plus de 240 ethnies. Même en ramenant la géopolitique des grands ensembles aux ethnies‑régions comme c’est dûment consacré par les recherches en sciences sociales et l’ordre politique, le potentiel de déstabilisation des équilibres sociologiques reste énorme dans l’hypothèse d’un retour à un ordre moral ethnique. En fait, compris sociologiquement, un ordre moral est avant tout un schème de domination symbolique de la société par les usages ciblés et instrumentalisés des catégories transcendantes et coercitives, forgées et diffusées par le temps long de la vie collective. 


Celles‑ci englobent religion, pouvoir et distribution des rôles sociaux. Ordre des croyances collectives, l’ordre moral ainsi décrit est tout, sauf démocratique. C’est un « ordre », un pouvoir transcendant et contraignant, qui ne se pense pas, ne se change pas, mais se reproduit le plus fidèlement possible à l’identique. Pour cet ordre, les mêmes gouvernent, pensent, et les mêmes se soumettent et meurent dans l’anonymat de l’obéissance aux multiples pouvoirs qui accompagnent la dialectique tribale. La piste d’un double régime d’autonomie en contexte africain est celle du culturalisme, qui ignore les différentes transactions qui se jouent au quotidien entre un ordre politique d’importation et les référents situationnels issus de l’ordre indigène très souvent grossièrement réduit à des entités tribales ou ethniques. Or ces entités ont des trajectoires propres, et une observation ou une lecture attentive montrent comment l’ethnie africaine est tout, sauf une catégorie figée en soi, autonome et réfractaire à toute extériorité. Elle est le produit historique et conjoncturel d’un ensemble de transactions sociales (Chrétien & Prunier, 2003). 


Les termes et les enjeux de ces transactions sont eux‑mêmes historiques, et les guerres « tribales » africaines actuelles sont un exemple des manières sans doute violentes d’exprimer la question sociale et d’opérer de nouvelles formes de recompositions politiques (Amselle & M’bokolo, 2002).14Mais le paradigme de la coprésence de ce double ordre « eth­nique » et « étatique », s’il est sociologiquement problématique, a un « mérite ». Il justifie a posteriori les mécanismes dits de « do­sage subtil » que le pouvoir postcolonial camerounais manipule dans la distribution ethnicisée des rôles dans l’appareil d’État. On notera, dès les années 1970, la formation des « axes » (axe nord/sud, centre/ouest, etc.), fragilisés après le coup d’État du 6 avril 1984. La recomposition, aujourd’hui réussie, a été amorcée depuis avril 1991 avec le retour d’un ressortissant du nord (Sadou Hayatou) au poste de Premier ministre. Également, l’administration a conçu et développé depuis l’indépendance un système dit de « quotas » qui régule l’accès à certains métiers et responsabilités de la fonction publique. La constitutionnalisation, depuis 1996, des concepts antinomiques et politiquement problématiques d’« autochtones »/» allogènes » complète cet arsenal destiné à consolider le parti pris de « l’intégration nationale ». 


Celle‑ci, si elle fonctionne jusque‑là, peut paradoxalement recevoir de nouvelles fissures issues du fait même de l’interprétation des termes de l’intégration et de l’introduction de ces concepts. Les pratiques d’équilibre mises en place par le pouvoir politique, qui sont en fait des concessions faites par un État moderne au système concurrent des ethnies, sont perçues par certains comme un processus de frus­tration des uns, plus méritants, au profit des autres, moins méritants. On a très tôt fabriqué, à côté des ethnies‑régions qui ont directement accès pour des raisons sus‑évoquées au « gisement alimentaire », des ethnies frustrées psychologiquement, qui intério­risent le sentiment d’être délaissées par un État qui s’est dilué dans les intérêts très spécialement partisans. 


La tribalisation des pratiques politiques joue par substitution subtile d’un régime de comparti­mentation sociologique du territoire à toute forme d’imposition, à l’échelle de l’État, du droit et des compétences individuels. Cette situation a le triste mérite de produire un régime de représentation qui fait de l’État un « ennemi du peuple », ou tout au moins d’une partie du peuple, toujours les mêmes, ceux qui ne sont pas de chez lui, ou qui rechignent à rentrer en alliance avec le pouvoir en place sans marchandisation de l’appartenance ethnique. Plus que des discours centrifuges, cela produit des régimes dissi­dents d’allégeance, où on voit comment des intellectuels, des acteurs politiques et des membres de la société civile tentent de recomposer l’échiquier politique et le contrat social en s’appuyant uniquement sur les identités ethniques. Les conséquences de telles postures sont cependant nombreuses.15En premier, il y a l’ethnicisation de la base électorale des partis politiques et de la perception ou de l’action de l’exécutif. 


En dehors du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC) au pouvoir, qui a une assise nationale grâce aux moyens d’État, les autres partis ont des assises ethniques, des « villages électoraux », et il faut aller dans les grandes villes pour voir la mixité ethnique dans les bases électorales. Et encore : dans ces villes, les « autochtones » commencent à imposer la loi de la représentativité des « natifs du terroir » aux appareils des partis lors de la cooptation de leurs représentants pour les compétitions électorales. Du point de vue de la présente analyse, c’est par temps de disette que cet événement de l’ethnicisation du politique peut devenir très visible et produire des ressources de la violence. Certes, au Cameroun, cette suspicion réciproque de certains membres des groupes différents sur leur prise en compte par l’État nourricier en est encore à la circulation des noms d’oiseau : « bosniaques », « allogènes », pour désigner les Bamiléké de l’ouest comme étrangers, et donc revendicateurs illégitimes d’une part quelconque du « gâteau national » ; « shop die » (mange et crève), rétorquent certains, pour désigner les Beti, ethnie d’origine de Paul Biya, le chef de l’État, comme dépensiers et d’office coresponsables de la débâcle financière du pays. On signalera aussi l’émergence de certaines pratiques discriminatoires diffuses : l’irruption des langues ethniques au sein des services publics comme outil de communication entre agents et usagers de même origine, irruption qui invente ainsi des critères de distinction pour lesquels celui qui ne parlera pas la même langue sera traité en étranger ; le traitement des requêtes de ce dernier pourra attendre, ou demander des émoluments plus conséquents.16



L’ethnicisation du politique fabrique donc une altérité intérieure, une distorsion des rapports entre État et société. Les rapports sociaux eux‑mêmes se construisent donc de plus en plus ailleurs que sur le terrain de la consolidation de l’unité nationale qui est au cœur de l’idéologie sociale de l’État. Est ici engagée la responsabilité des outils néopatrimoniaux mis en place pour gérer la donne ethnique au moment où l’État avait le monopole sur l’économie et la politique, et assurait une large rétribution de sa clientèle, notamment par le biais de l’absorption de la main‑d’œuvre disponible. 


Il semble bien que, comme l’avait souligné le sociologue et politologue Jean Mfoulou, le pays amorce une ère où ces outils et pratiques jusque‑là jugés d’équilibre ethnique sont de plus en plus vécus comme des facteurs de la « désintégration nationale ». Désormais, et par le fait de la courbure ethnopolitique de l’État, les Camerounais « ne vivent plus ensemble, mais côte à côte » (communication radiophonique : Yaoundé, 1999). L’insécurité politique prend de ce fait une tournure psychosociologique : les uns se sentent frustrés parce qu’ils sont de leur ethnie avant d’être camerounais, les autres se sentent harcelés et jalousés parce qu’ils seraient les bénéficiaires d’un système de gouvernement qui fonctionne pour l’ethnie à laquelle ils appartiennent, toutes choses par ailleurs exagérées mais politiquement pesantes. Même larvée, la violence entre tribus inaugure la mise à mort symbolique de l’État. Du côté populaire, c’est le commencement de la fin de son rôle régalien de protecteur de chacun contre tous et de tous contre chacun. Paradoxalement, la « fronde » due à la crise de confiance en l’État dans la redistribution des ressources reconstitue ce dernier comme instance de dernier recours pour protéger la communauté. D’où cette rhétorique très offensive du président de la République qui, pendant les années de braise et même après, a largement surfé sur la protection de la communauté nationale contre le« chaos », les « marchands d’illusions », les « apôtres du désordre » et les « prophètes de malheur » que sont ses opposants.17Cette mobilisation du registre sécuritaire replace l’État, dans l’imaginaire des citoyens pétrifiés par la peur du chaos et pour certains héritiers de la terreur de la guerre civile des années 1950 et 1960, en position favorable dans le maintien de l’équilibre devenu précaire, entre autres pour cause de manque de prédictibilité de l’État et par suite de l’instrumentalisation politique de l’ethnie.


 L’État se veut encore le maître du jeu politique par temps de disette. Dans ce contexte de violence pour la survie, l’étatique joue d’ambiguïté pour s’impliquer dans des dynamiques locales de conflits et les arbitrer. La manipulation de la donne ethnique est, dans cette conjoncture faite de rareté, de repli identitaire et d’insubordination populaire, un facteur de recomposition de l’ordre néopatrimonial : « ce qui se laisse "phraser" comme "tribalisme" est un idiome, un code qui, manipulant les références les plus dynamiques des sociétés africaines dans un contexte de disette, devient le langage de la lutte que se livrent les groupes pour accéder aux ressources rares qu’abritent les institutions postcoloniales » (Mbembé, 1988 : 152).

Auteur: Ange Bergson Lendja Ngnemzue                                                                  

Publié en 2009 


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